Henri Ziegler, un éclairage sur un des acteurs du « colbertisme aéronautique »

Outline

Text

1. Introduction

Dans la précédente « Brève », nous avons évoqué le « colbertisme aéronautique ». Il s’agissait ainsi de caractériser les politiques initiées après la Libération pour reconstruire l’industrie aéronautique française, alors que celle-ci était confrontée à d’importantes difficultés.

Cette politique reposait sur un compromis. D’une part, l’État intervenait directement dans l’aéronautique en investissant dans des organismes et entreprises d’État. D’autre part, il soutenait de différentes manières les entreprises privées du secteur. L’ensemble de l’industrie faisait l’objet d’une planification plus ou moins contraignante.

Cette politique industrielle reprenait, près de trois siècles plus tard, l’essentiel du « colbertisme maritime » qui avait permis, grâce à l’action efficace de Jean-Baptiste Colbert, à partir de 1661, la reconstruction des flottes militaires et commerciales françaises1.

Chantiers de construction navale et flottes avaient quasiment disparus. La guerre civile, la Fronde qui dura de 1648 à 16522, n’avait fait qu’aggraver les conséquences des longues et ruineuses guerres terrestres contre l’Espagne de 1635 à 1659. Il avait donc fallu rattraper le niveau technique de cette activité de « haute-technologie » complexe de cette époque.

Parmi les acteurs majeurs du « colbertisme aéronautique », nous avons choisi ici de rappeler l’action d’un personnage emblématique de l’aviation française, Henri Ziegler (1906-1998). Ce haut-fonctionnaire a en effet travaillé à la fois pour l’État et pour le secteur privé ; pour les industriels et pour les utilisateurs civils et militaires.

À la veille du cinquantenaire d’Airbus3, que nous allons célébrer par un colloque à Toulouse, il semble utile de rappeler quelques éléments biographiques de ce grand serviteur de l’État.

2. La période d’avant-guerre

Né à Limoges en 1906, il est reçu à l’École polytechnique4 en 1926. Diplômé de l’École nationale supérieure de l’aéronautique et de l’espace (ensae, SupAéro) en 1930, il intègre le Centre d’essais des matériels aériens (cema) où il devient pilote et ingénieur d’essai, puis, en 1938, directeur-adjoint de l’institution. En décembre 1939, il est nommé directeur-adjoint de la mission chargée d’acheter des avions militaires aux États-Unis pour en équiper une armée de l’air qui en manque cruellement.

3. La Résistance

Après la défaite, il participe à la Résistance sous le pseudonyme de colonel Vernon et devient, en 1944, chef d’État-major des Forces françaises de l’intérieur (ffi) auprès du général Koenig.

4. La reconstruction

À la Libération, près du communiste Charles Tillon, ancien chef d’État-major des Francs-tireurs et partisans (ftp) devenu ministre de l’Air du général de Gaulle, il retrouve des responsabilités proches de celles qu’il exerçait avant-guerre, et dirige différentes missions aux États-Unis et au Royaume-Uni.

Ces missions ont pour objectif central de favoriser la coopération entre les industriels des deux pays pour rattraper, le plus rapidement possible, le retard pris par l’industrie aéronautique française entre les deux guerres et encore plus lors du second conflit mondial5.

Entre 1946 à 1954, il quitte les services techniques de l’État pour diriger l’un des clients civils de l’industrie aéronautique, la société nationalisée Air France. Celle-ci compte alors une flotte réduite d’appareils peu performants. Or, l’État voudrait qu’elle achète des avions conçus et fabriquées par des entreprises nationales, qui sont à l’époque incapables de fournir des appareils fiables et performants. On peut citer deux exemples parmi les plus significatifs.

Le sncase Languedoc SE 1616, était déjà totalement obsolète quand il fut commandé en cent exemplaires en 1946 pour rééquiper Air France. En effet il dérivait du Bloch MB 161, un appareil dont les essais dataient de 1939 ! En 1949, on prit donc la décision d’arrêter sa fabrication car l’appareil était dangereux, très inconfortable et lent. Enfin, en 1952, Air France retira du service commercial les quarante exemplaires déjà livrés.

À l’opposé le SE 2010 Armagnac7, qui effectua son premier vol en 1949, était un avion moderne pressurisé destiné à concurrencer les appareils américains sur les lignes transatlantiques. Air France en commanda cinquante exemplaires8, mais elle refusa d’en prendre livraison. Il n’était pas aux normes de confort du transport aérien et surtout, du fait de son rayon d’action insuffisant, il était incapable de traverser l’Atlantique.

Deux logiques s’opposent alors9. La première est, à très court terme, de maintenir et de préserver l’emploi dans les entreprises aéronautiques françaises puis de lancer de nouveaux appareils pour que ces entreprises fournissent le marché national. La seconde est de disposer rapidement d’appareils performants, militaires et civils.

C’est dans cette seconde logique, afin de permettre à Air France de devenir une compagnie aérienne de niveau international, qu’Henri Ziegler va batailler sans cesse contre les autorités de tutelle. Il quitte d’ailleurs son poste en 1954, quand l’État attribue les lignes vers l’Afrique à uta, la compagnie privée.

5. L’engagement dans la politique et le secteur privé

Il fait également partie, de 1954 à 1955, de cabinets ministériels. Il est directeur de cabinet de Jacques Chaban-Delmas, un proche depuis la Résistance, quand celui-ci devient ministre des Travaux publics, des Transports et du Tourisme. À ce titre, il est au cœur de tout ce qui concerne l’aéronautique civile sur laquelle le ministère exerce la tutelle.

En 1955, il retourne vers le privé en devenant d.g. de Breguet, société dont le fondateur, un des pionniers de l’aviation, Louis Breguet, vient de disparaître. La célèbre entreprise, qui appartient désormais à l’homme d’affaires Sylvain Floirat, est en difficulté. Henri Ziegler parvient à la redresser rapidement, grâce à la mise en œuvre de différents programmes menés en coopération, le Jaguar, programme franco-britannique d’avion d’attaque au sol10, et le Breguet Atlantic11, un appareil de surveillance maritime vainqueur d’un concours otan, produit avec différentes firmes européennes12. La structure organisationnelle de cette coopération internationale va être d’une grande efficacité et va servir de modèle aux coopérations ultérieures13.

6. Au service de la création d’Airbus

En 1967, Marcel Dassault, autre grande figure du « colbertisme aéronautique », entre dans le capital de Breguet. Trop de divergences séparent ces deux fortes personnalités, ce qui amène Henri Ziegler à quitter l’entreprise pour prendre la tête, en juillet 1968, de la société nationalisée Sud-Aviation. Il remplace Maurice Papon, connu alors pour son rôle comme préfet de police à Paris, dont les compétences dans le domaine aéronautique sont bien moins reconnues que les siennes.

À nouveau, il a la responsabilité de redresser une firme en grosses difficultés14, de mener à bien la restructuration des sociétés nationales Sud-Aviation, Nord-Aviation et la sereb, prévue par le Ve Plan. S’appuyant sur sa longue expérience, il doit aussi favoriser une expansion à l’étranger et organiser les coopérations internationales15.

Le très insuffisant plan de charge de Sud-Aviation a débouché sur des contrats de sous-traitance avec Dassault, contrats qu’Henri Ziegler juge léonins et qu’il veut renégocier.

D’autre part, Sud-Aviation est engagé dans le programme franco-britannique Concorde. Henri Ziegler, bien qu’il ait toujours exprimé des réserves à l’égard de la rentabilité de ce projet, va tout faire pour qu’il aboutisse à un succès commercial.

Le 1er janvier 1970, la restructuration de toutes les entreprises aéronautiques appartenant à l’État aboutit à la création de la snias, et il en devient le premier dirigeant.

Le 18 décembre 197016, il devient administrateur-gérant du gie17 Airbus industrie. Cette structure juridique nouvelle est commune à la firme française snias, à la firme britannique18, et à un consortium de firmes allemandes19. Dans ce cadre, le dossier le plus important pour l’avenir de l’entreprise est le projet européen Airbus dans le programme A300. Henri Ziegler prend en compte les études de marché des compagnies aériennes, qui estiment qu’un moyen-courrier prévu pour transporter trois cents passagers a une capacité trop importante et ne peut donc être rentable20. Grâce à son entregent politique, il arrive à convaincre les responsables politiques français et allemands de lancer une autre version de l’avion, moins grande, qui est baptisée A300B21.

Ainsi, Henri Ziegler a été appelé à de multiples fonctions, dans les services de l’État, dans les entreprises privées de construction aéronautique, dans une entreprise de transport aéronautique, à la tête de grandes entreprises publiques et enfin à la tête d’une structure européenne. Appelé souvent à la rescousse pour redresser des entreprises en difficulté ou des projets aéronautiques dans l’impasse, il a la plupart du temps su mettre en œuvre des politiques efficaces.

Les raisons de ces succès sont multiples. L’industrie aéronautique est une industrie de haute technologie toujours en mutation. Or, il possédait une formation scientifique et technique de haut niveau, acquise lors de ses études, sans cesse approfondie et mise à jour lors de ses différentes responsabilités dans les services techniques de l’État ou dans les missions d’achat de technologies étrangères ou de transferts de technologies.

L’industrie aéronautique est dépendante des marchés civils avec des compagnies aériennes soumises à la concurrence internationale et des objectifs de rentabilité. Or, ce haut fonctionnaire a dirigé pendant des années la compagnie nationale et exercé la tutelle sur l’aviation civile.

L’industrie aéronautique nationale est composée d’une multitude d’acteurs, de toutes tailles, concurrents et complémentaires. Or, il a été à la tête de la profession quand il a présidé l’usias22 de 1971 à 1974.

L’industrie aéronautique est à la fois une industrie de souveraineté, étroitement liée à l’État pour des raisons militaires et de maîtrise et des hautes technologies, mais aussi une industrie par nature mondiale, du fait du caractère international de l’offre comme de la demande. Or, le parcours politique et professionnel d’Henri Ziegler lui a donné d’une part une connaissance approfondie de tous les acteurs de l’aéronautique à l’étranger ; et d’autre part un accès privilégié au monde politique en France, en Europe et sur les autres continents.

Ce représentant éminent du « colbertisme aéronautique » n’est pas sans rappeler les grands acteurs du « colbertisme » de l’époque de Jean-Baptiste Colbert, comme Vauban, mais peut- être avec moins de préoccupations sociales que ce dernier.

7. Conclusion

À notre connaissance, il n’y a pas eu de recherches universitaires qui lui aient été consacrées. Pourtant de nombreux épisodes d’une carrière riche demanderaient à être explorés ; en les replaçant dans les différents contextes et sans occulter ni les conflits qu’il a connus, ni les différences d’interprétation sur son action.

On ne peut que souhaiter qu’un jeune chercheur s’empare d’un tel sujet si vivifiant.

Notes

1 Verger-Franceshi Michel (et alii), La France maritime au temps de Louis XIV, Éditions du Layeur, 2001. Return to text

2 De 1648 à 1652. Return to text

3 Il compte parmi les nombreux acteurs qui ont contribué à la difficile émergence d’Airbus. Return to text

4 Brunchwig Gérard, « Henri Ziegler », Le Jaune et le Rouge, n°552, février 2000. Return to text

5 Vaisse Maurice (dir.), La IVe République face aux problèmes d’armement, addim, 1998. Return to text

6 Janes’s All The World Aircrafts,1952. Return to text

7 Janes’s All The World Aircrafts,1956. Return to text

8 En définitive, huit appareils furent terminés et utilisés par d’autres clients. Return to text

9 « 100 000 emplois dans l’aviation », comme le rappelle p. 379, Chadeau Emmanuel, L’Industrie aéronautique en France 1900-1950, Fayard,1987. Return to text

10 En 1966, Breguet et British Aircraft Corporation créent une société commune, la sepecat, pour mener ce programme. Return to text

11 Hamel Alexis, « La production aéronautique et les prémices de la coopération : entre partage industriel et préservation technologique », dans Armement et Ve République, fin des années 1950, fin des années 1960, Vaisse Maurice (dir.), cnrs éditions, 2002. Return to text

12 La secbat regroupait les entreprises françaises Breguet et Sud Aviation, les entreprises allemandes Dorrnier et Siebel, la société belge scaba belge et la firme hollandaise Fokker. Return to text

13 Hebert Jean-Paul, « Un demi-siècle de coopération dans les programmes d’armement pour préparer l’Europe de la défense », dans Hebert Jean-Paul et Hamiot Jean (dir.), Histoire de la coopération européenne, cnrs éditions, 2004. Return to text

14 Bilans de sociétés, Sud-Aviation, Journal Officiel de la République française, 23 juin 1969, p. 6410. Return to text

15 Conférence de Presse de novembre 1968. Return to text

16 On peut voir la signature de la création du gie entre Henri Ziegler et Frantz-Josef Strauss sur une célèbre photo publiée dans la presse et de nombreux ouvrages. Return to text

17 Groupement d’Intérêt Économique. Return to text

18 Hawker Siddeley Aviation. Return to text

19 MBB-Fokker-VFF. Return to text

20 Morisset Jean, « Le Nouveau projet d’Airbus européen », Air et Cosmos, n°273, 21 décembre 1968, p.22-25. Return to text

21 Reed Arthur, Airbus Europe’s High Flyer, Norden Publishing House, 1991. Return to text

22 L’Union syndicale des industries aéronautiques est créée en 1910. Elle est rebaptisée en 1975 gifas : Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales. Return to text

References

Electronic reference

Marc-Daniel Seiffert, « Henri Ziegler, un éclairage sur un des acteurs du « colbertisme aéronautique » », Nacelles [Online], 6 | 2019, Online since 16 juillet 2019, connection on 30 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/790

Author

Marc-Daniel Seiffert

Chercheur associé au Laboratoire Framespa (UMR 5136)

seiffert.md@gmail.com

By this author