Les échecs de Mars Observer, Mars Climate Orbiter et Mars Polar Lander, et leur impact scientifique et politique

Résumés

Les échecs martiens des années 1990 à la Nasa portèrent le sceau d’une politique mise en place par l’administrateur de l’agence entre 1992 et 2001, Daniel Goldin. Ces échecs mirent en exergue les problèmes de cette politique appliquée à l’exploration d’une autre planète. Ma réflexion porte donc sur les raisons de ces échecs et leur impact politique à la Nasa. Le premier échec étudié, la mission Mars Observer, n’était pourtant pas dans le cadre de cette politique, mais il me semble impossible de comprendre les échecs de 1998-1999 sans celui-ci. Mon travail fait donc également le lien entre ceux-ci. Finalement, mon mémoire n’a pas pour but de faire une synthèse de la politique de Goldin, mais de remettre dans son contexte l’exploration martienne et l’importance même des échecs vis-à-vis des réussites récentes.

The failures of the Nasa Mars missions in the 1990s were the symbols of the new policy of Daniel Goldin, Nasa’s administrator between 1992 and 2001. Those failures showed the issues of this policy applied to the exploration on another planet. My work is constructed around the reasons of these failures and their political impact at Nasa. The first mission that is covered in my work, Mars Observer, was not built and operated in this new policy era, but it seems impossible for me to understand the failures of 1998-99 without apprehending the first one. My work is also about linking those failures. My thesis is not a summary of the Goldin’s policy though, it is a contextualising work of the Mars exploration with the link between the failures in the 1990s and the recent successes of the following missions.

Plan

Texte

1. Introduction

Une pression trop importante dans un réservoir de carburant, une erreur d’unités et une vibration d’un pied d’atterrissage, voilà trois événements paraissant déconnectés qui ont failli mettre un terme à l’exploration de Mars par l’agence spatiale états-unienne, la Nasa (National Aeronautics and Space Administration). Trois missions martiennes ont été perdues entre 1993 et 1999, de trois façons différentes, mais qui restent pourtant interconnectées les unes avec les autres. Le premier échec, celui de Mars Observer, fut l’argument principal pour la mise en place de la nouvelle politique à la Nasa, nommée « faster, better, cheaper ». Celle-ci fut lancée par l’administrateur de l’agence de 1992 à 2001, Daniel S. Goldin. Cette politique connut une réussite toute particulière, surtout dans le domaine des missions d’observation de la Terre, mais aussi pour l’exploration de Mars, avec l’atterrissage réussi en 1996 de la mission Mars Pathfinder, accompagnée du tout premier rover martien, Sojourner. Mais ce fut également l’application de cette politique, poussée à son extrême, qui conduisit à la perte de deux autres missions en 1999, Mars Climate Orbiter et Mars Polar Lander. Ce sont ces échecs qui sont le cœur de ma recherche, les raisons de ceux-ci et l’impact qu’ils ont eu sur le programme scientifique de l’exploration martienne par la Nasa, mais également sur la politique même de l’agence spatiale états-unienne.

2. Méthode et historiographie

Ma recherche s’est appuyée sur les documents scientifiques, techniques et politiques produits par la Nasa et son laboratoire chargé de l’exploration martienne, le Jet Propulsion Laboratory (JPL). Les autres sources premières proviennent également des rapports d’échecs, mais aussi les transcriptions des auditions devant le Sénat ou le Congrès états-uniens, la Nasa étant un organisme fédéral répondant devant le peuple de ses réussites, mais aussi de ses échecs. J’ai également eu l’opportunité de réaliser des entretiens avec différents acteurs de ces missions, certains ayant également témoigné pour le documentaire du JPL sur ces échecs, nommé JPL and the Space Age: The Breaking Point. L’histoire de l’espace étant un domaine encore très jeune – à l’image du domaine du spatial – et les échecs spatiaux n’attirant pas un grand nombre de recherches, mon historiographie s’est basée en grande partie sur les écrits des historiens de la Nasa, notamment Howard McCurdy1, David Harland2 et Asif Siddiqi3, mais aussi celui du JPL, Erik Conway4. L’histoire et la sociologie de l’échec scientifique occupent également une place importante dans ma bibliographie, avec les travaux de Christian Morel5 ou de Charles Perrow6 notamment.

3. Développement

Après la réussite – très coûteuse – du programme Apollo et les missions importantes d’exploration (Viking et Voyager), la Nasa subit de plein fouet la réduction budgétaire fédérale7. Celle-ci était due en grande partie à une importante crise financière ainsi qu’aux retombées économiques à la fin de la guerre du Viêt Nam. L’agence spatiale dut revoir l’utilisation de son budget. Depuis le début des années 1970, celle-ci avait lancé son programme de navette spatiale, qui fut la priorité durant les décennies 1970 et 1980. L’exploration spatiale fut mise de côté. Pire, le JPL fut même menacé de fermeture avant une rétractation du gouvernement.

Durant la décennie 1980, trois missions d’exploration seulement furent lancées par la Nasa : Magellan (1989), Galileo (1989) et Ulysses (1990). Aucune d’entre elles ne concernait l’exploration de Mars. Après la mission Viking (deux orbiteurs et deux atterrisseurs), l’intérêt pour la planète rouge diminua auprès du public. Aucune trace d’une ancienne vie ne fut trouvée dans les zones d’atterrissages, et encore moins d’une vie actuelle. Malgré cela, Viking fut une immense réussite scientifique8, permettant aux chercheurs d’en savoir bien plus sur Mars, avec notamment de potentielles anciennes traces d’eau à la surface.

Cet intérêt scientifique permit de justifier la préparation d’une nouvelle mission à partir de 1983-84. Tout d’abord nommée Mars Geoscience/Climatology Orbiter, elle fut renommée Mars Observer en septembre 1984 après son rattachement à un nouveau programme : le programme Observer. Celui-ci avait comme but de permettre l’envoi de missions d’exploration à plus faible coût que celles des décennies précédentes. Ainsi, Mars Observer devait initialement coûter 257 millions de dollars ; les deux orbiteurs Viking avaient coûté un peu plus d’un milliard de dollars.

Les différents retards dus à des raisons liées au programme Observer, notamment les contraintes trop importantes sur le budget et le calendrier, et le retardement du lancement de 1990 à 1992 dû à l’accident de la navette spatiale Challenger en 1986, créèrent une augmentation très importante du coût de la mission. Lorsque Mars Observer fut lancé en septembre 1992, le budget de la mission était passé de 257 millions à au moins 690 millions de dollars. Elle devait entrer en orbite en août 1993, mais quelques jours avant l’entrée, les contacts avec l’orbiteur furent perdus. Deux rapports d’enquête furent demandés en septembre, qui conclurent à un problème dans le réservoir de carburant de l’orbiteur responsable de la perte de l’engin.

Le programme Observer fut abandonné après l’échec de Mars Observer. Ce fut donc un double échec : un échec scientifique et technique, car la mission n’aboutit à rien ; un échec programmatique, car d’une mission à faible coût, Mars Observer devint un flagship, une mission au budget très important. Cette perte de l’orbiteur fut le terreau parfait pour la mise en place d’une nouvelle politique à la Nasa, le « faster, better, cheaper » (FBC) du nouvel administrateur Dan Goldin.

« La perte de Mars Observer fut la meilleure chose qui soit jamais arrivée au programme martien états-unien9. » Voilà comment Goldin présenta, en 1993, à des étudiants l’impact de la perte de la sonde martienne : cet échec permit de justifier entièrement la mise en place de sa nouvelle politique et la fin des flagships, qu’il surnomma des Battlestar Galactica10. Désormais, il y aura plus de missions envoyées pour des prix bien plus bas.

Comment réduire le coût d’une mission ? D’abord, installer moins d’instruments sur une sonde pour réduire la masse, réduire le prix de production et donc spécialiser une mission à remplir un objectif précis et non pas un grand nombre. Ensuite, avoir des effectifs réduits dans les équipes d’ingénieurs, de managers et de scientifiques : les salaires sont, encore aujourd’hui, les aspects les plus chers d’une mission spatiale11. Finalement, avoir un calendrier plus serré permet d’éviter des surcoûts potentiels. Les deux derniers points permettent de comprendre où des erreurs peuvent venir : moins de temps avec des effectifs moindres signifient que les vérifications et les tests sont réduits à leur minimum.

En 1994 fut donc décidé de préparer de nouvelles missions pour les fenêtres de lancement pour Mars (tous les vingt-six mois) : en 1996 et en 1998. En 1996 furent lancés Mars Global Surveyor (MGS), qui reprenait une grande partie des instruments de Mars Observer, et Mars Pathfinder, un atterrisseur accompagné du tout premier rover martien Sojourner. Ces deux missions furent des réussites immenses pour la Nasa et le JPL, ce qui encouragea Goldin dans son idée du FBC pour les missions suivantes. Celles de 1998, Mars Climate Orbiter (MCO) et Mars Polar Lander (MPL) devaient tout aussi bien réussir, mais avec des budgets encore plus réduits.

Le développement des deux sondes fut réalisé en grande partie par un contractant principal du JPL, Lockheed Martin. La Nasa et le JPL n’avaient pas une grande emprise sur l’intégration des instruments sur les engins. Tout cela fut réalisé dans des calendriers très difficiles à tenir, certaines équipes travaillant plus de quatre-vingt-dix heures par semaine. Les deux sondes furent finalement prêtes et lancées en décembre 1998, pour MCO, et janvier 1999, pour MPL.

Toutes deux connurent des vols vers Mars assez difficiles, avec plusieurs manœuvres de correction de trajectoire (trajectory correction maneuver, TCM) nécessaires. Il fut même question d’une TCM finale quelques heures avant l’entrée en orbite pour MCO, mais après des discussions (qui n’incluaient pas les navigateurs !), celle-ci fut annulée.

Le 23 septembre 1999, MCO débuta son entrée en orbite, mais très rapidement plus aucun signal de l’orbiteur ne fut reçu. Plusieurs jours durant, les équipes au sol tentèrent de rétablir ce contact, en vain. Très rapidement des enquêtes furent demandées pour en connaître la cause et éviter un résultat équivalent pour MPL qui devait atterrir en décembre de la même année. Les rapports furent rendus en novembre : une erreur d’unités était la cause de la perte de MCO. Le JPL communiquait ses instructions de TCM dans la métrique internationale ; Lockheed utilisait les unités impériales sans faire la conversion. Une erreur paraissant stupide au premier regard, mais celle-ci s’explique par le manque d’interaction et de vérification par manque d’effectif. Le FBC prit un premier coup pour cet échec.

Le 7 décembre, MPL amorça son atterrissage. Après de longues minutes, aucun signal ne fut reçu, une nouvelle fois. Ce fut un deuxième coup dur pour le JPL et la Nasa tout entière. Après plusieurs semaines de tentative de communication, MPL fut annoncé comme perdu. Un nouveau rapport fut demandé, qui conclut en un mouvement du pied d’atterrissage lors de la descente qui envoya un signal à l’ordinateur de bord. Si un tel signal était reçu par l’ordinateur, celui-ci considérait alors que l’atterrissage était réussi et devait couper les rétro-fusées. MPL s’écrasa donc après une chute de plusieurs dizaines de mètres.

Ces deux échecs mirent en exergue les problèmes du FBC appliqués à des missions spatiales. Test as you fly, fly as you test est une devise dans ce domaine, mais un calendrier trop serré et un budget trop bas empêchent les tests et les vérifications. Un rapport d’enquête sur le FBC lui-même fut reçu par Goldin en mars 2000, évaluant les risques, problèmes et améliorations possibles de cette politique. Le manque d’effectifs, souvent sous-qualifiés pour les postes de managers, des calendriers intenables et des raccourcis pris lors de la conception des missions étaient responsables de ces échecs.

4. Conclusion

Goldin, qui défendit son bilan devant le Sénat plusieurs fois durant les années 2000 et 2001, prit la décision de démissionner en octobre 2001. Il put tout de même profiter de la mise en orbite de Mars Odyssey, la dernière sonde martienne ayant été réalisée durant la période du FBC. Cette politique fut abandonnée après le départ de Goldin, les missions martiennes suivantes rouvrant une période de flagships (avec les rovers Opportunity et Spirit coûtant plus d’un milliard de dollars lors de leur atterrissage en 2004).

Le FBC connut tout de même des succès importants avec MGS et Pathfinder/Sojourner, mais surtout dans les missions d’observation de la Terre. Le taux de réussite, Goldin le signalant souvent devant le Sénat, s’élevait à plus de 90 %. Il avoua en 2000 devant le JPL d’avoir poussé trop loin, que cette politique était très difficile à mettre en place pour l’exploration de Mars. Il faut également noter que le FBC et Goldin permirent le début du véritable programme martien, qui n’existait pas avant 1994 en tant que tel, et qui se poursuit encore aujourd’hui. On pourrait discuter du fait que le FBC fut appliqué trop tôt, avant la réduction des prix des instruments et des lanceurs importants que l’on peut observer aujourd’hui. Ces échecs martiens mirent en exergue les problèmes de cette politique, mais aussi ses axes d’amélioration possible. Certes stupides, ils permirent à la Nasa et au JPL d’aller plus loin dans l’exploration martienne et depuis la perte de MPL en décembre 1999, neuf engins furent envoyés vers Mars pour neuf réussites. Le début d’une époque dorée pour cette exploration…

Notes

1 McCurdy H. E., Faster, Better, Cheaper: Low-Cost Innovation in the U.S. Space Program, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2001, 173 p. Retour au texte

2 Ulivi P., Harland D. M., Robotic Exploration of the Solar System: Hiatus and Renewal 1983-1996 (vol. 2), Berlin-New York, Springer, 2009, 535 p. Retour au texte

3 Siddiqi A. A., Beyond Earth: A Chronicle of Deep Space Exploration, 1958-2016, Washington D.C., Nasa History Division, 2018, 372 p. Retour au texte

4 Conway E. M., Exploration and Engineering: The Jep Propulsion Laboratory and the Quest of Mars, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2015, 405 p. Retour au texte

5 Morel C., Les décisions absurdes (t. 1), Paris, Gallimard, 2002, 379 p. Retour au texte

6 Perrow C., Normal Accidents: Living with High-Risk Technologies, Princeton, Princeton University Press, 1999, 451 p. Retour au texte

7 Norman C., « Reagan Administration Prepares Budget Cuts », Science, 211, 1981, p. 901. Retour au texte

8 Voir à ce propos Soffen G. A., « Mars and the Remarkable Viking Results », Journal of Spacecraft and Rockets, 15, 1978, p. 198. Retour au texte

9 Begley S., « The Stars of Mars », Newsweek, 20 juillet 1997, [En ligne], URL : https://www.newsweek.com/stars-mars-174306 Retour au texte

10 En référence à la série télévisée de science-fiction éponyme dans laquelle des êtres humains occupent un vaisseau spatial immense. Retour au texte

11 Entretien de l’auteur avec Sam Thurman, février 2022. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Thomas Carpentier, « Les échecs de Mars Observer, Mars Climate Orbiter et Mars Polar Lander, et leur impact scientifique et politique », Nacelles [En ligne], 13 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 28 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1770

Auteur

Thomas Carpentier