Ils étaient les héros de la campagne de France

Perpétuation et mutations du mythe des chevaliers du ciel en 1939 et 1940

  • They Were the Heroes of the Battle of France. Perpetuation and Mutations of the Knights of the Sky Myth in 1939 and 1940

Résumés

La dimension héroïque du pilote de chasse, archétype du chevalier des temps modernes, est une réalité bien établie dans les traditions de l’Armée de l’Air. Pourtant, bien que les travaux les concernant pendant la Grande Guerre soient très nombreux, on ne compte que peu d’écrits concernant la campagne de France. Cet article, synthèse de travaux de mémoire, s’interroge donc sur l’état de l’héroïsation des pilotes français et les évolutions susceptibles d’être à l’œuvre. Le premier temps du développement constate la continuité du mythe héroïque associé à la chasse, et la pérennité des méthodes traditionnelles utilisées par le civil et le militaire. Le second temps se penche quant à lui sur les évolutions du mythe, qui se distingue par la mise en avant du collectif et l’émergence de nouveaux moyens de communication comme la photographie. La campagne de France se révèle en effet être une période charnière dans la consécration et la célébration des pilotes de chasse français.

The heroic dimension of fighter pilots and their depiction as modern times knights, are an effective reality in the Armée de l’Air traditions. While there were many studies about World War I pilots, there is not as much research regarding the Battle of France. This article, as a synthesis of a mémoire, seeks to interrogate the heroic condition of French pilots, as well as potential evolutions in the definition of war heroes. First of all, this study establishes that there is indeed a perpetuation of the myth of fighter pilots, as well as a continuity of methods used by both civilian and military institutions for that matter. Secondly, it is clear that some evolutions occurred during the Battle of France, the main one being the glorification of fighter pilots as a whole group, rather than as individuals. The Battle of France reveals itself as a key moment when it comes to create and celebrate French fighter pilots as heroes.

Plan

Texte

Forgés dans le creuset de la Grande Guerre, les pilotes de chasse incarnent une élite émergente de l’armée française. Connus du grand public, facilement identifiables par leur petit nombre, mis aux commandes d’engins illustrant une technologie de pointe et le progrès de la science moderne, les « chevaliers du ciel » font l’objet d’une forme de culte héroïque, tant dans la société civile qu’au sein de l’institution militaire1. Si l’aura sacrée de certains de ces pilotes n’est plus à établir2, la mise en avant des chasseurs français est susceptible de changer à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Compte tenu du besoin d’affirmation de la jeune Armée de l’Air à la fin des années 1930, de la conduite des opérations dans les airs, du poids des héros du passé et plus simplement face à l’ampleur inédite du grand conflit qui s’annonce, la période de la campagne de France au sens large (de septembre 1939 à juin 1940) illustre la progressive évolution dans la définition du statut héroïque des pilotes.

La démonstration formulée ici questionne la continuité du mythe associé aux pilotes de chasse, dont l’existence et les formes ont constitué le cœur des recherches. L’aspect du contexte bien particulier du début de la Seconde Guerre mondiale forme quant à lui l’enjeu de la problématique. Cette analyse se base notamment sur les archives de la presse quotidienne nationale, ainsi que sur les citations à l’ordre de l’armée publiées au Journal officiel. Outre ces sources qualifiées de « conventionnelles », la recherche s’appuie également sur des sources plus originales, que sont les très riches fonds iconographiques du Service historique de la Défense.

1. La confirmation d’un panthéon de la chasse française

Tout autant que leurs prédécesseurs de 1914-1918, les pilotes de chasse français sont surreprésentés dans le processus de fabrication des héros parmi les combattants français pendant la campagne. Cette propension à occuper le devant de la scène, pour un groupe si réduit à l’échelle de l’armée, lui vient de l’image qu’il incarne depuis les débuts de l’aviation. L’analogie peut être poussée au point de considérer les pilotes de 1939-1940 comme perpétuant une image idéalisée de l’aviation dans le temps long : après les pionniers de la Belle Époque, les as de la Grande Guerre, ou les grands noms des raids de l’entre-deux-guerres (grâce auxquels l’intérêt populaire pour l’aviation ne décroît pas, soutenu par des auteurs comme Jacques Mortane3), le retour de la guerre semble d’ores et déjà prédestiner les pilotes de chasse à assumer le rôle de chantre de la discipline aérienne.

Au premier plan de la construction de l’image idéale des pilotes de chasse, la presse nationale joue un rôle fondamental. Comme pour leurs prédécesseurs, on retrouve dans les articles de 1939-1940 tout l’intérêt exprimé vingt ans plus tôt, quand ce n’est pas une admiration profonde.

L’accent est en particulier mis sur le rapport inégal des forces de l’Armée de l’Air et de la Luftwaffe. Combattant effectivement en infériorité numérique, l’aviation française voit ses succès devenir des illustrations de la qualité de ses pilotes. Étant dotés d’appareils globalement moins performants que leurs homologues allemands, il apparaît que ce sont bien les qualités martiales des pilotes et leur expertise dans la chasse qui leur offrent une prédominance dans le ciel. Ce type d’affrontement est systématiquement associé à un caractère épique par la presse française, en mobilisant une terminologie propre aux combats directs et personnels : gladiature antique, chevalerie médiévale, duel d’honneur de la littérature romantique du xixe siècle.

D’autre part, le modèle des grands reportages de guerre, très en vogue depuis la guerre d’Espagne, devient un moyen d’immerger le lecteur dans le quotidien des pilotes. Cette proximité de la foule avec les combattants permet de les percevoir sous un nouvel œil, tout en répondant à un besoin de popularité pour les grands quotidiens4. Ces reportages ont pour volonté manifeste de mettre en avant tant la force physique que mentale des aviateurs, qui effectuent plusieurs sorties par jour pour défendre le ciel français. Ce constat est d’autant plus vrai à partir de l’offensive allemande de mai 1940, lorsque le style des journalistes se mue en une hagiographie des pilotes, présentés en dernier grand rempart face à l’orage d’acier s’abattant sur le territoire. Les vertus traditionnelles du sens du sacrifice et du dévouement corps et âme à la cause sont les qualités les plus récurrentes retrouvées dans ces reportages pour la période.

Autre héritage de la Grande Guerre, les honneurs rendus par l’institution militaire, qui passent notamment par l’attribution des citations et s’accompagnent de décorations. Pendant la campagne de France, ces citations valorisent un fait d’armes, un comportement exemplaire sur le temps long, et diverses qualités attendues d’un pilote de chasse en lien avec le mythe établi de la chevalerie des temps modernes : honneur, force, sens du devoir et du sacrifice. Pour la période de septembre 1939 à juin 1940, près de 600 chasseurs en obtiennent une ou plusieurs pour un total de plus de 1 100 citations attribuées aux pilotes de la campagne5.

Ce sont d’abord les résultats et les victoires aériennes accumulées qui sont mis en avant par les citations. Perpétuation des méthodes de la Grande Guerre, mais aussi de l’aura de la dimension sportive de l’aviation6, l’accumulation de victoires est le premier argument pour un héros en devenir. Sans surprise, ce sont donc les pilotes au plus grand rendement qui récoltent le plus d’honneurs. La culture d’as, héros aérien par excellence pour l’aviation française7, se perpétue et continue de creuser le fossé entre la masse de l’armée française et son élite aéronautique, mais elle fait aussi la distinction entre les personnels de l’Armée de l’Air et les quelques rares élus à obtenir plus de cinq victoires aériennes8. Cette culture du résultat reste relativement classique dans un processus visant à fournir à l’arme aérienne un panthéon de glorieux pilotes, en se basant tout simplement sur l’image sans équivoque du palmarès. Elle est d’autant plus justifiée pour l’Armée de l’Air que ses aviateurs peuvent se targuer de résultats honorables9.

De plus, l’image qui transparaît en toile de fond dans les hommages rendus aux aviateurs de la campagne de France est le parallèle évident entre leurs prouesses et celles de leurs prédécesseurs. Il faut comprendre le rôle majeur des figures de 1914-1918, à la fois modèles pour chaque pilote de chasse, mais aussi un certain poids qui pèse sur eux. Tant dans la presse que dans les citations à l’ordre de l’Armée, la récurrence des images sacrées, en particulier celle de Georges Guynemer, est fondamentale dans la mise en avant des pilotes de la campagne de France. Ceux-ci incarnent un idéal sacralisé vers lequel chacun doit tendre, en leur associant de grands noms transfigurant leurs actions.

Il apparaît donc clairement que l’aviation de chasse est perçue comme un corps d’élite des forces françaises, dont les succès facilement identifiables ainsi que le capital sympathie déjà acquis font un acteur naturellement prédisposé à être porté aux nues. En cela, l’héroïsation des pilotes tout au long de la campagne s’inscrit dans une continuité quelque part attendue de glorification de la chasse. Malgré les conditions bien singulières de la « drôle de guerre » puis de la Blitzkrieg, il apparaît que les chasseurs sont toujours mis en avant. Sur cette période de neuf mois, ils sont tantôt les représentants d’une avant-garde française, tantôt dépeints comme l’ultime rempart encore capable de réellement menacer leurs opposants directs lors de l’inexorable progression allemande du printemps 1940.

2. Les évolutions du processus d’héroïsation, vers une synthèse de la modernité et des traditions

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre de facteurs nouveaux définissent le modèle des chevaliers du ciel. La période de la campagne de France est en effet celle qui opère un changement certain dans la manière de mettre en avant ces pilotes.

On retrouve, à la lecture des écrits de presse, une forme de sensationnalisme concernant les combats aériens. Comme lors de la guerre précédente, le caractère singulier de l’arme aérienne conduit à la mutation des faits rapportés en véritables épopées. Ramenées à l’échelle globale du conflit, ces histoires mettent en avant le caractère unique du combat aérien. Or, pendant la campagne de France, les combats paraissent d’autant plus exotiques au grand public que la guerre aérienne a évolué jusqu’à un niveau technologique inédit. Harnachements conséquents, masques à oxygène et lunettes obligatoires, altitudes, vitesses, armements toujours plus dévastateurs : autant d’exemples qui traduisent la modernité de la guerre aérienne et qui sont volontiers décrits dans la presse nationale. Deux décennies après Guynemer, le chasseur au casque de cuir et au manteau de fourrure a bien changé. Dans les grands quotidiens, cette évolution ne traduit pourtant pas une rupture avec la manière de combattre dans les airs, mais bien une rationalisation du combat. Elle rend les pilotes de la campagne de France plus experts, plus spécialisés que ceux de la Grande Guerre, puisqu’ils doivent dompter un environnement plus exigeant. Il est clairement établi que la fougue et l’allant traditionnellement hérités de la cavalerie10 ne suffisent plus aux chasseurs pour vaincre, mais laissent place à la maîtrise technique de leur arme, frôlant l’intelligence de l’ingénierie.

Le second changement, qui émane de l’évolution du processus d’héroïsation, est la prédominance du collectif sur l’individuel. Fondé sur un individualisme adossé aux performances, le panthéon des pilotes de chasse du début de la Seconde Guerre mondiale se transforme en une progressive glorification du collectif.

L’évolution de la perception des pilotes de chasse est ainsi aidée par l’importance de la photographie en tant que médium à part entière. Lors de la guerre précédente, les journaux illustrés s’étaient révélés très populaires, en particulier ceux concernant l’aviation. Sous l’influence des grands reportages et de la dimension artistique prise par la photographie au cours de l’entre-deux-guerres, l’iconographie s’impose à l’orée de la Seconde Guerre mondiale comme un puissant moyen de communication. Lors de la campagne de France, ce sont les membres du Service cinématographique de l’air (SCA) qui produisent et fournissent à la presse la majeure partie des clichés mettant en scène les pilotes français.

Révélateur d’un véritable souci d’esthétisme et parfois de poésie, ce corpus conséquent11 promeut une chasse française sublimée par l’image. Les auteurs ne s’y trompent d’ailleurs pas, et puisent volontiers dans ces fonds pour illustrer leurs articles. Contre-jours, jeux d’ombres et de lumières, contre-plongées, autant de procédés méthodiquement mobilisés quand il s’agit des pilotes de chasse. En jouant sur ceux-ci, les opérateurs du SCA et a fortiori la presse entretiennent la dimension mystique de la chasse française. Nombre des sujets à l’image incarnent quant à eux la mutation du mythe exposée ici, à savoir le glissement vers un panthéon héroïque fourni, mais sans figure centrale catalysant l’attention. Chacun des hommes passe pour un héros dans la fonction qu’il occupe. Systématiquement associés à leur monture volante, engoncés dans leur lourde tenue de vol, leur image renvoie celle de leur propre mythe et de leur confrérie héritière de la chevalerie médiévale. Quant à leur jeune âge, visiblement mis en avant, il figure la représentation d’une jeunesse engagée, mais aussi bercée par les récits des héros qui les ont précédés.

La modernité et l’ampleur du conflit sont deux autres facteurs centraux pour expliquer cette transition de l’individuel vers le collectif. Les combats aériens tiennent de moins en moins du « spectacle » qui pouvait être observé jadis. Rattrapée par les doctrines de conflit à grande échelle, mais aussi par la réalité des engagements à haute altitude et grande vitesse, la chasse moderne ne peut plus être la vitrine du duel personnel. Les pilotes de chasse, du haut de l’élitisme inhérent à leur arme et la modestie des effectifs aériens à l’échelle du conflit, se retrouvent noyés dans la multitude. Cette massification du conflit dans les airs évoque la guerre devenue impersonnelle des poilus de 1914-1918, et participe à l’installation du modèle de l’héroïsme de groupe dans la mise en valeur des pilotes de chasse. Au terme de la campagne de France, la glorification du collectif semble bel et bien supplanter définitivement le triomphe de l’individu. Ainsi que l’observe Damien Accoulon pour René Fonck, le rôle du pilote, même auréolé de gloire, est désormais de « susciter des vocations [et] marque le retour de la figure du grand homme ordinaire12 ».

Si les pilotes de la Grande Guerre incarnent « des héros nobles dans une sale guerre13 », leurs successeurs de 1939-1940 cristallisent un héroïsme à la frontière de la modernité et des traditions dans une guerre d’ampleur inédite, synthèse savamment résumée par la formule de Joseph Kessel dans son reportage pour Paris-Soir en octobre 193914 : « De jeunes monstres du futur ; des héros sans visage et sans voix [qui] redeviennent à terre de grands enfants optimistes et rieurs. »

Notes

1 Bryon-Portet Céline, « La construction et l’utilisation de l’image du pilote de chasse », Recherches en communication, n° 28, 2007, pp. 147-166. Retour au texte

2 Parmi les travaux récents sur les pilotes de la Première Guerre mondiale, se référer à l’ouvrage sur René Fonck par Damien Accoulon : Accoulon Damien, René Fonck. As des as et pilote de la Grande Guerre, Privat, Toulouse, 2018, 404 pages. Retour au texte

3 Facon Patrick, « L’image des aviateurs à travers l’œuvre de Jacques Mortane », Revue historique des Armées, n° 183, vol. 2, 1991, pp. 93-102 Retour au texte

4 Martin Marc, « Le grand reportage et l’information internationale dans la presse française (fin du xixe siècle – 1939) », Le Temps des médias, vol. 20, no 1, 2013, pp. 139-151. Retour au texte

5 Disponibles sur la plateforme Gallica, ces documents ont été regroupés et rendus très facilement accessibles par le site « Passion Air 1940 », qui a grandement aidé le travail de recherche de l’auteur : https://www.passionair1940.fr/. Retour au texte

6 Robène Luc, Le Sport et la Guerre. xixe et xxe siècles, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2013, 500 pages. Retour au texte

7 Accoulon Damien, « L’As, figure iconique dans la culture de l’entre-deux-guerres (France, Allemagne) », in Morin Thomas (dir.), Fait aérien, arme aérienne et culture, La Documentation française, Paris, 2021, pp. 173-186. Retour au texte

8 Pierre Razoux estime la proportion d’as parmi les pilotes de chasse de 2 à 5 % des effectifs totaux lors des deux guerres mondiales. Cf. Razoux Pierre, Le siècle des as. Une autre histoire de l’aviation, Perrin, Paris, 2019, 464 pages. Retour au texte

9 À l’issue de la campagne, vingt-six pilotes sont titulaires du statut honorifique d’as de l’aviation. Edmond Marin La Meslée (16 victoires), Michel Dorance (14 victoires), et Jean Accart (12 victoires), s’imposent comme trio de tête avec des scores conséquents. SHD AI 6 D 5. Retour au texte

10 Vennesson Pascal, Les Chevaliers de l’air. Aviations et conflits au xxe siècle, Presses de Science-Po & Association pour les études de la Défense, Paris, 1990, 210 pages. Retour au texte

11 Plusieurs milliers de photographies étalées sur une période de neuf mois, référencées au Service historique de la Défense sous les côtes SHD AI 6D 1 et 2. L’historien Claude Carlier a notamment mis en valeur ce fonds dans un ouvrage paru en 2011. Carlier Claude, Vie et destin des pilotes de guerre, Gallimard, Paris, 2011, 137 pages. Retour au texte

12 Accoulon Damien, René Fonck, op. cit. Retour au texte

13 Bryon-Portet Céline, « La construction et l’utilisation de l’image du pilote de chasse », op. cit. Retour au texte

14 Paris-Soir, 17e an., n°5886, 29 octobre 1939. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Alexandre Fernandez, « Ils étaient les héros de la campagne de France », Nacelles [En ligne], 12 | 2022, mis en ligne le 20 juin 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1718

Auteur

Alexandre Fernandez

Titulaire d’un master en histoire à l’université de Lille. Mémoire rédigé et soutenu en 2020, sous la direction de Marie Derrien, maîtresse de conférence.
alexandre.frndz@gmail.com